Comment parler de l’holocauste après ça?

Jacob Berger – 14 novembre 2023

Lorsque j’ai coécrit et réalisé «Un Juif pour l’exemple», en 2015, en l’adaptant du roman éponyme de Jacques Chessex, je voulais montrer que la Suisse avait, elle aussi, joué un rôle dans ce crime inimaginable et monstrueux qu’a été l’holocauste dans l’histoire humaine. Mon projet était de montrer comment un petit coin du monde neutre, convenable et policé, la petite ville de Payerne, a pu, en quelques jours, basculer dans le pire, l’indicible. Comment le «crime des crimes» a-t-il pu advenir là où on ne l’avait, pour ainsi dire, pas vu venir?

Jacob Berger

Article en ligne – TdG

«Par l’injure, le mépris, les chambres à gaz, la croix gammée, la désolation des collines d’Auschwitz et de Payerne, la honte nazie à Treblinka et dans les bourgs porcins de la Broye…» écrit Jacques Chessex, reliant ainsi le supplice d’Arthur Bloch, marchand de bétail juif massacré à Payerne par des nazis vaudois en 1942, au supplice des six millions de juifs victimes du génocide nazi.

Aujourd’hui, par un retournement aussi spectaculaire que terrifiant, nous assistons, en direct, à la mise en oeuvre d’une guerre potentiellement génocidaire par le gouvernement du pays fondé par les survivants du génocide nazi. Les conséquences de cet acte sont incalculables. Mais je ne voudrais pas utiliser le mot «génocidaire» à la légère. Comme le dit l’historien Enzo Traverso, auteur notamment de «La Violence nazie» (2002), la seule définition dont nous disposons est celle de la Convention de l’ONU de 1948. Et elle correspond à la situation qui existe aujourd’hui à Gaza: 2,5 millions de personnes entassées dans un minuscule territoire, privées d’électricité, de nourriture, d’eau et de médicaments, soumises à des bombardements d’une intensité jamais vue.

«C’est comme un court-circuit dans l’immense réseau des consciences humaines.»

Craig Mokhiber, directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, démissionnait le 28 octobre dernier, en affirmant: «Encore une fois, nous voyons un génocide se dérouler sous nos yeux, et l’organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter.» Par la folie destructrice déployée ces dernières semaines, le gouvernement israélien a réussi l’exploit de faire oublier la sauvagerie terroriste de l’attaque du 7 octobre. Alors que se passe-t-il quand un pays qui se réclame de la mémoire du crime le plus innommable commis contre l’humanité commet lui-même un crime innommable? Que se passe-t-il quand les représentants d’un gouvernement qui, depuis 5 semaines, à Gaza, a déjà tué près de quatre mille enfants, apparaissent au Conseil de sécurité en arborant, cousues à leurs vêtements, les mêmes étoiles jaunes utilisées par ceux qui ont exterminé six millions de juifs en Europe quatre-vingts ans plus tôt?

C’est comme un court-circuit dans l’immense réseau des consciences humaines. C’est comme un Factory Reset, une invalidation de tout ce que nous autres, auteurs, historiens, cinéastes, avons tenté de construire, en décrivant et en décryptant ce crime indescriptible et indécryptable commis par les nazis contre les juifs.Enzo Traverso poursuit: «Une guerre génocidaire menée au nom de la mémoire de l’holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire, avec le résultat de légitimer l’antisémitisme. […] La mémoire de la Shoah […] serait réduite à néant. […] Si cette mémoire s’identifie à l’étoile de David portée par une armée qui accomplit un génocide à Gaza, cela aurait des conséquences dévastatrices.» À partir d’aujourd’hui, on ne pourra plus parler de l’holocauste sans éveiller le soupçon qu’on instrumentalise ce crime pour en couvrir un autre.

Lorsque je présenterai mon film à des lycéens, comme je l’ai fait tant de fois à travers la Suisse, je ne pourrai plus relier le supplice d’Arthur Bloch au plus grand crime jamais commis par l’homme, parce que le caractère imprescriptible de ce crime aura été dénaturé par ceux qui se présentent comme les descendants de ses principales victimes. Arthur Bloch ne deviendra alors qu’une proie parmi tant d’autres, isolé du lien profond qui le relie à l’histoire, perdu dans la vaste succession des méfaits commis par l’homme contre l’homme. Sur sa tombe, la mystérieuse inscription «Gott weiss warum» («Dieu sait pourquoi») prendrait alors tout son sens, car nous ne saurions plus pourquoi Arthur Bloch est mort.